« La France décapitée »

En ce lendemain d’anniversaire de la prise de la Bastille, Roger Cohen qui suit les affaires européennes depuis Londres pour le New York Times, vient de publier une chronique au titre provocateur « La France décapitée ».

« Les Français n’aiment pas la modernité », constate-t-il. « Ils n’ont pas confiance dans la modernité. C’est le noyau du problème. Ils ne l’aiment pas et n’ont pas confiance en elle pour deux raisons. La modernité a redéfini l’espace et relégué l’État ».

La remise en question de l’espace est particulièrement insupportable dans un pays qui croit en la notion de « terroir » (en français dans le texte). Les vins n’y sont-ils pas considérés comme différents alors même qu’ils proviennent de terrains distants d’à peine quelques centaines de mètres ?

Quant à l’État, « la technologie a déplacé le pouvoir de l’État à des individus sans État qui vivent dans un cybermonde sans frontières. Et une adresse e-mail est maintenant plus importante et plus pertinente à la conduite de l’existence qu’une adresse physique ».

Pour ces deux raisons, le problème de fond est donc ce qu’il qualifie « d’objection fondamentale [des Français] à la modernité ». Je suis globalement d’accord avec le constat et le raisonnement qui l’accompagne, même s’il manque de nuances et de précision.

La modernité a commencé à la fin du 15ème siècle et elle a plutôt bien réussi aux Français. Ce qu’ils ne supportent pas c’est le passage à la postmodernité qui va de paire avec la globalité. Ils renâclent volontiers face aux technologies de l’information, qui contribuent à l’accélération de ces deux phénomènes.

L’article reprend une métaphore du philosophe Michel Serres, celle du miracle de Saint Denis qui, décapité par les Romains, prit sa tête dans ses mains pour continuer son chemin.

Serres nous dit que nos têtes sont maintenant hors de nos corps. « Entre nos mains, la boîte-ordinateur contient et fait fonctionner, en effet, ce que nous appelions jadis nos « facultés » : une mémoire, mille fois plus puissante que la nôtre ; une imagination garnie d’icônes par millions ; une raison aussi, puisque autant de logiciels peuvent résoudre cent problèmes que nous n’eussions pas résolus seuls. Notre tête est jetée devant nous, en cette boite cognitive objectivée. »

Sur sa lancée, il arrive à Serres de dire « vous avez été décapités ». D’où le titre de l’article de Roger Cohen.

Mais, ce que l’éditorialiste du New York Times a omis, ou n’a pas vu, c’est que Serres, grand avocat des transformations en cours, ajoute que cette tête externalisée nous libère et nous permet de mieux inventer, de mieux innover.

Cela invalide-t-il l’article ? Pas vraiment. Ce qui est frappant dans cette histoire c’est que, victime sans doute de l’état d’esprit qui l’entoure quand il est en France, même Michel Serres est conduit à choisir – pour défendre l’ordinateur – une métaphore qui fait peur.

C’est comme si, pour encourager l’utilisation des smartphones je disais que nous pouvons maintenant porter nos têtes dans nos poches ou dans nos sacs grâce au fait qu’elles ont été jivarisées.

A lire aussi sur le site de l’Opinion

Crédit photo : Bibliothèque nationale de France/wikimédia commons/CC

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...