Fleur Pellerin : "La France est dans les suiveurs pour l'innovation"

Entrevue de Fleur Pellerin ministre déléguée chargée des PME, de l’Innovation et de l’Économie numérique

Ne trouvez-vous pas que la France est réticente à l’innovation ?

Tous les classements internationaux le prouvent : la France est dans le peloton des suiveurs pour l’innovation, autour de la 15ème place. Donc, il ne faut pas être lénifiant mais être lucide : je dirais que nous avons un système résistant, mais des écosystèmes innovants pleins d’espoir. Nous avons en effet de vraies résistances liées au système institutionnel, au système éducatif, à la culture de manière générale. Dans le même temps, nous sommes aussi très bon dans la recherche et le développement et nous avons des entrepreneurs innovants, donc rien n’est perdu !

Où sont les résistances ? Où sont les blocages ?

Nous n’arrivons pas à transformer le produit de la recherche en des objets ou des services qui vont rencontrer une demande, un besoin, un marché et des utilisateurs. La confusion systématique entre R&D et innovation, c’est un vrai problème ! Pour la formation, nous n’encourageons pas assez la prise de risques, l’esprit d’entreprendre, la créativité. Et puis, nous gardons la culture du « jardin à la française », de la planification, c’est un peu le défaut d’un esprit cartésien… alors que l’innovation c’est le foisonnement du bazar au pied des grandes cathédrales !

Pour l’encourager ne faut-il pas enseigner à coder dès l’école ?

Oui car les jeunes aujourd’hui sont trop souvent des consommateurs passifs des outils numériques. Apprendre à coder ou à développer peut leur permettre de comprendre comment est construit l’univers digital dans lequel ils évoluent, et de développer une distance critique. Un pays précurseur comme l’Estonie mise beaucoup là-dessus. La Grande-Bretagne se lance. C’est une tendance de fond !

Ne faut-il pas les deux : enseigner à coder, et les aider à se faire une vision des enjeux ?

C’est indispensable. Derrière Internet il y a des enjeux d’accès à l’information, à la connaissance, à l’intelligence collective, ainsi que des enjeux économiques comme la création d’entreprises et de nouveaux métiers pour le futur. Mais il y a aussi des risques, liés à la souveraineté des États, à la sécurité. Sans développer une vision anxiogène des nouvelles technologies, il est important de ne pas avoir une vision angélique !

Ne faut-il pas aussi quelques éléments de business et d’entrepreneuriat…

Vous prêchez une convaincue ! Il serait intéressant, sur un mode ludique, de développer des cours donnant aux enfants, dès le plus jeune âge, des notions économiques de base : qu’est-ce qu’une entreprise, qu’est ce qu’un bilan ? C’est, aujourd’hui, une question de culture générale. Nous avons une vision encore trop idéologique de l’entreprise qu’il faut définitivement dépasser.

Et puis il ne faut pas oublier qu’entreprendre ce n’est pas seulement créer une entreprise, c’est d’abord lié à la prise de risque et à la créativité, et c’est aussi une aventure humaine. On peut très bien entreprendre dans une association. Il y a plein de cadres dans lesquels on peut se révéler entrepreneur, et ce n’est pas uniquement gérer un compte de résultat.

Plus de 50 % des créateurs de startups de la Silicon Valley sont d’origine étrangère. N’a-t-on pas besoin d’ouverture sur l’immigration qualifiée ?

C’est un élément central. Au moment des Assises de l’entrepreneuriat, de janvier à avril dernier, le Président de la République a annoncé tout un train de mesures dont une politique de visas pour les entrepreneurs et pour les étudiants. Je ne crois pas à une reprise durable de la croissance en France sans une politique d’immigration audacieuse. La capacité à attirer les meilleurs talents, les meilleures compétences est un élément majeur de compétitivité. Les américains ne n’y sont pas trompés…

Avec sa tendance à préserver rentes et rentiers face à l’innovation, la classe politique n’est-elle pas un frein ?

C’est vrai, et il y a aussi un enjeu de modernisation de la classe dirigeante ! Mais, favoriser l’innovation et bousculer l’existant, c’est-à-dire aussi les lobbys, est philosophiquement en ligne avec les valeurs que nous incarnons et que nous défendons à gauche. Il s’agit d’un vrai paradigme de société. C’est pour ça que nous devons travailler sur la culture et sur les mentalités, donc sur l’éducation, et ne pas nous restreindre aux questions de financement.

Comment aborder les oppositions à l’innovation ? Par exemple, celle des compagnies de taxis, aux applications permettant de commander un véhicule avec chauffeur ?

Vous avez typiquement là une innovation – assez peu technologique – qui marche bien et répond à une demande. Ça illustre à quel point des services innovants peuvent bousculer l’existant et ont parfois du mal à se développer. L’innovation, souvent, ça gratouille, ça bouscule.

Mais, dans le cas des taxis, il ne serait pas socialement acceptable d’ignorer qu’ils ont déboursé parfois 150.000 euros pour acheter leur plaque. C’est pourquoi, pour promouvoir l’innovation, il faut aussi savoir accompagner les acteurs en place, afin que les transitions soient acceptables. Il ne faut ni se faire l’otage des situations acquises ni faire comme si elles n’existaient pas.

Venons en aux startups. J’ai parfois l’impression qu’on protège trop celles qui devraient mourir…

Je n’en ai pas rencontré beaucoup dont je me suis dit « elle ne devrait pas exister et on l’a maintenue en vie à coup de subventions publiques ou d’aide ». Ce qui manque vraiment c’est le financement pour que les startups ayant un modèle économique, un produit et un marché potentiel, trouvent les moyens de leur croissance. Elles peinent trop souvent à trouver les 10 millions d’euros qui leurs permettraient de continuer leur avance technologique et leur développement international. Le capital-risque américain pèse 10 fois plus que le capital-risque européen, avec des tickets moyens 2 à 3 fois plus élevés : tout est dit !

Mais l’acceptation de l’échec ne fait-elle pas partie de la dynamique d’innovation ?

C’est un vrai problème et c’est humain : s’accrocher à un projet qui ne marche pas très bien, parce qu’on sait que, si on échoue, on aura beaucoup de mal à se relever et à partir dans une seconde aventure entrepreneuriale. Nous n’avons pas un rapport décomplexé à l’échec comme aux Etats-Unis. Nous y travaillons, avec la suppression du fichage des entrepreneurs ayant connu un seul dépôt de bilan. Nous allons aussi monter des conférences où les gens viendront témoigner de leurs expériences d’échec, sur le modèle des « FailCon ».

La plupart des entrepreneurs estiment qu’on les punit quand ils gagnent beaucoup d’argent. Qu’en pensez-vous ?

Je ne suis pas du tout pour une fiscalité punitive de la prise de risques. La récompenser est tout à fait compatible avec des idées socialistes, avec le fait de dire : on combat plutôt l’héritage et la rente. Et je suis favorable à une fiscalité qui différencie les revenus qui sont assurés et ceux pour lesquels il y a de prise de risque. Mon père a hypothéqué sa maison pour créer son entreprise : ça n’est pas la même chose que d’être salarié d’une grande société, qu’il s’agisse du stress, de la mise en danger de soi, de son patrimoine. Mais il faut aussi être conscient que le contexte budgétaire n’est pas favorable et que chacun doit rester responsable.

Quelle est la meilleure façon de créer des dynamiques d’innovation ?

Je crois à « l’innovation ouverte », c’est-à-dire au foisonnement et aux rencontres entre entrepreneurs, chercheurs, designers, financeurs, qui vont pouvoir créer des alchimies, produire des belles choses… qui n’étaient pas prévues. Je veux soutenir les dynamiques territoriales qui ne nous ont pas attendus, par exemple avec le projet « Quartiers numériques », plutôt qu’une vision administrée de l’innovation, qui existe encore parfois dans l’inconscient de notre pays.

Certains croient que l’innovation n’est affaire que d’ingénieurs. En quoi nous concerne-t-elle tous ?

On a tendance à confondre l’innovation avec la recherche-développement. Le soutien à la R&D doit être une de nos priorités, mais là n’est pas le sujet. L’innovation se traduit par un nouveau produit ou un service qui satisfait un besoin et trouve un marché : c’est une grande différence avec la production de connaissances et de technologies ! Dans une approche « techno-push », si j’invente le marteau, toute personne que je rencontre sera un clou… cela ne marche pas comme cela ! L’innovation concerne tout le monde parce que c’est très profondément lié à l’évolution des façons d’accéder à la culture et au savoir, de vivre, de communiquer. Elle impacte à la fois les façons de produire et de consommer, et les relations sociales. « Le numérique dévore le monde ». C’est aussi pour cela qu’il y a un lien très fort entre l’innovation et la transformation numérique de notre société et de notre économie.

L’innovation n’est-elle pas aussi une valeur politique ?

Oui, je suis convaincue que l’innovation est un vrai sujet politique : c’est la seconde chance, c’est la confiance en tous les talents, c’est la remise en cause des ordres établis, c’est l’ascenseur social contre la reproduction des élites… C’est donc un enjeu considérable pour la gauche !

C’est aussi une façon de valoriser des compétences ou des talents ou des « savoir être » qui ne sont pas forcément transmis par le système éducatif qui reste très élitiste. Pour innover, on n’a pas besoin d’être sorti de Polytechnique ou d’HEC. Ça peut se faire à la marge. Et pour moi l’innovation c’est exactement cela : la rupture ou l’élément qui dérangent les situations installées. Ce n’est pas pour rien que les startups en sont le vecteur naturel ! Ce sont elles qui inoculent le plus efficacement le virus de l’innovation !

Les modes d’intervention de l’État de doivent-ils pas, eux aussi, changer ?

Le grand changement c’est que l’État doit créer un environnement favorable à l’innovation plutôt qu’essayer de se substituer aux acteurs de l’innovation : pour que les plantes poussent, il faut les écouter !

Tout commence par la nécessité de changer la culture de l’innovation. Ça va des programmes scolaires à la formation continue, et ça inclut la représentation qui consiste à trop assimiler l’innovation à la recherche. Nous devons donc insister sur ce que la culture de l’innovation a de plus général, de plus sociétal.

Il faut soutenir le transfert de la recherche publique : beaucoup d’actions ont déjà été lancées par ma collègue Geneviève Fioraso en ce sens. Je crois beaucoup à la mobilité des talents car l’innovation, ce sont des gens !

Bien sûr, il faut tout faire pour la croissance des entreprises innovantes car l’innovation est portée par des entrepreneurs, dans des entreprises. En pratique, cela veut dire renforcer leur accompagnement dans la durée, donner les conditions de leur financement pour « passer à l’échelle ».

Nous devons, enfin, adopter une culture de l’évaluation pour savoir combien d’emplois ont été créées, combien de produits nouveaux ont été mis sur le marché. Dans la culture du résultat que nous voulons mettre en place, l’évaluation est indispensable pour connaître l’impact réel des euros dépensés.

Ces quatre axes structurent le plan « une nouvelle donne pour l’innovation » présenté par le Premier Ministre à St Etienne. Beaucoup a déjà été fait avec le Pacte de compétitivité. Les quarante mesures transverses de ce plan vont compléter et renforcer la démarche sectorielle des 34 plans de la Nouvelle France Industrielle, engagée par le Président de la République et Arnaud Montebourg, et des sept défis thématiques de la commission présidée par Anne Lauvergeon.

Billet publié dans le Monde du 4 novembre 2013

J’enquête, je suis et j’analyse les technologies de l’information et de la communication depuis la préhistoire (1994). Piqué par la curiosité et l’envie de comprendre ce que je sentais important,...