Si naturel pour les adolescents des quatre coins du monde qu’ils paraissent nés avec, le téléphone mobile pourrait bouleverser les relations humaines, les villes, la société tout entière de façon plus profonde encore que le PC ou l’internet. C’est ce qu’affirme avec une pléthore d’arguments, Howard Rheingold, l’homme qui a popularisé les communautés virtuelles. Il a même un nom pour ce nouveau phénomène « smart mobs », foules intelligentes, mais aussi dangereuses (le mot ‘mob’ a un double sens en anglais, foule et crime organisé).
Mill Valley, Californie, 26.fév.03
La définition en est simple: « Les smart mobs sont faites de gens capables d’agir de conserve même s’ils ne se connaissent pas. » Elles émergent quand ils utilisent des appareils portables capables à la fois de communiquer et de traiter de l’information. « Quand on joint deux technologies, on voit souvent apparaître des propriétés nouvelles du fait que les gens s’en servent pour faire des choses pour lesquelles elles n’étaient pas prévues, » nous a déclaré Rheingold dans sa maison de Mill Valley au nord de San Francisco. Le mariage de l’ordinateur et du téléphone a donné l’internet et la communication horizontale entre usagers. Mais, « la téléphonie mobile et le haut débit (broadband) sont potentiellement plus perturbateurs (ils introduisent plus de changements radicaux) que le PC et le net. »
Dans sa quête des innovations sociales aussi bien que technologiques l’auteur a sillonné la planète depuis les rues de Chibuya, un quartier de Tokyo où l’on trouve la plus grande concentration de portables au mètre carré (80% des passants), jusqu’à la Finlande en passant par nombre de laboratoires dont celui de Steve Mann apôtre à Toronto qui rêve de devenir un ‘cyborg’, organisme cybernétique fait de silicon et de matière organique, mais dont les expériences avec les ordinateurs portables – comme on porte un vêtement – donnent quelques idées sur le futur d’un monde prochain où nous serions connectés 24 heures sur 24.
Les composantes technologiques du bouleversement en cours sont au nombre de cinq: 1) la téléphonie mobile; 2) le PC; 3) les connexions à haut débit; 4) les réseaux de point à point tel Napster dont le succès montre la volonté des gens de coopérer à des tâches communes; 5) la capacité pour les appareils de savoir où ils se trouvent (location awareness) et d’établir des associations entre le lieu et certains services et produits. « On pourra bientôt, estime Rheingold, pointer un appareil vers une plaque de rue et demander où se trouve le restaurant chinois le plus proche et ce qu’en pensent les amis en qui nous faisons confiance. »
Et pourtant, « le thème central du livre c’est l’action collective » nous a expliqué Rheingold. Une des clés est offerte par les « systèmes de réputation » qu’il voit comme « le point de convergence de la technologie et de la coopération ». Un tel système permettant aux acheteurs d’envoyer leurs chèques à des inconnus avant d’avoir reçu le produit convoité, est au cœur du succès de eBay.
Des comportements nouveaux apparaissent. Le seuil à partir duquel l’action collective est possible est baissé grâce à l’échange permanent d’informations. L’échelle sur laquelle cette coopération est possible s’amplifie considérablement. Il en résulte une capacité accrue d’auto organisation qui donne lieu à l’émergence de « foules intelligentes ».
Le phénomène est mondial. « Au Botswana, une personne sur 8 a un téléphone portable. Dans 10 ans les appareils électroniques seront 1000 fois plus puissants qu’aujourd’hui » explique-t-il. « Les PC se sont imposés quand leur prix est arrivé au niveau d’un salaire mensuel. Le salaire moyen dans le monde est de 40 dollars par mois. Les PC de poche vaudront 40 dollars en 2007. »
Rheingold se garde de tomber dans ce qu’il appelle le « techno sublime » et souligne trois dangers potentiels: les atteintes aux libertés et à la confidentialité des données (ce qui sert à coopérer peut servir à surveiller); l’apparition de réseaux criminels (« Tous les groupes n’ont pas le bien en tête, » nous a-t-il expliqué); finalement, c’est notre dignité qui et en jeu: « La question est de savoir si nous avons la sagesse voulue pour utiliser nos outils de puissance sans amputer quelque chose de vital. » Les humains ont tendance à se comporter avec les machines qui les imitent comme si elles étaient des humains or cela peut se révéler très vite dangereux.
La question centrale est donc le contrôle de ces outils de coopération étendue. Les pouvoirs établis ont tendance à vouloir freiner leur croissance et l’innovation (comme l’a montré l’affaire Napster). Mais, nous rappelle Rheingold: « Aussi bien les foules que les élites nous ont déjà prouvé qu’elles pouvaient être dangereuses. »
Sa conclusion? « Il serait téméraire d’être trop optimiste, mais ne penser qu’en termes de désastres serait faire preuve d’une grave myopie. » Se poser dès maintenant, par exemple, la question du contrôle serait une bonne façon de démontrer que nous sommes intelligents (avec ou sans mobile).